Si le lancement du Ford Bronco dans la nuit du 13 au 14 juillet est passé à peu près inaperçu de ce côté-ci de l'Atlantique (cliquez pour tout savoir sur le Ford Bronco), l'événement a fait grand bruit aux États-Unis, où les inconditionnels de la marque à l'Ovale bleu attendaient cette résurrection depuis de longues années. Quant aux aficionados de la Jeep Wrangler, il leur tardait de savoir si leur égérie avait véritablement du souci à se faire.
Le Bronco est d’autant plus légitime à concurrencer la Wrangler que Ford figure parmi les pères de la toute première Jeep
En un mot, oui ! Sur le papier, le Ford Bronco dispose de tous les atouts techniques et cosmétiques pour moucher la Wrangler partout où elle s'aventure, que ce soit dans la rocaille, en grimpant au bivouac, ou bien dans les encombrements du matin, pour se rendre au bureau. Que l'on considère le Bronco court à deux portes, ou bien le long, à quatre portes, il est évident que Ford à suivre au plus près la formule de la Wrangler, pour mieux la concurrencer. Les essieux rigides à différentiels Dana, la suspension à fort débattement et le châssis séparé sont autant de points communs. On trouve même sur la nouvelle Ford des portières aisément amovibles, façon Jeep !
La copie, dit-on, est le plus beau des compliments. Néanmoins le Bronco reste en travers de la gorge des Jeepers purs et durs : pour eux, rien ne vaudra jamais l'originale. Il faut dire qu'ils n’ont guère été accoutumés à voir la suprématie de leur Wrangler adorée contestée de la sorte. Le nouveau Ford Bronco est le premier à se poser en véritable alternative, dans la droite ligne de son aïeul sorti en 1966 pour concurrencer la Jeep CJ d’alors. Tel père, tel fils !
Ford partage avec Willys la paternité de la Jeep
Pour galvaniser ses troupes autant que pour agacer son rival, Ford s’est autorisé une petite pique le jour de la présentation de son Bronco. Parmi les documents diffusés le soir du 13 juillet, figure une frise détaillant la généalogie du Bronco, depuis la toute première génération lancée en 1966 jusqu’à l’ultime exemplaire tombé des chaînes d’assemblage en 1996. Pour asseoir la légitimité technique de son 4x4, Ford fait remonter ses origines aux véhicules militaires légers Ford M-151 Mutt de 1951 et à son grand aïeul, la Ford GPW de 1941. Derrière ce nom se cache la fameuse “Jeep de la Seconde Guerre mondiale”, dont on dit qu’elle tire son nom de la nomenclature arrêtée à l’époque chez Ford : GP, pour General Purpose.
Pour commencer, les passionnés de Jeep apprécient peu qu’on leur rappelle l’importance du rôle joué par le géant Ford Motor Company dans la genèse et la production à grande échelle de ce véhicule vedette du conflit. Ils aiment à penser que le mérite de sa paternité revient intégralement à la firme Willys-Overland, alors qu’il doit être partagé avec American Bantam et Ford. Toutes trois avaient répondu à l’appel d’offres de l’Armée américaine en 1940.
C’est Ford qui donna son faciès particulier à la Jeep en redessinant sa calandre en 1942
Comme si cela ne suffisait pas à enflammer les esprits et à attiser les rivalités entre Fordistes et Jeepers, le cliché de la Ford GPW de 1941 diffusé le 13 juillet est accompagné d’un rappel historique qui a toutes les caractéristiques d’un coup de poing porté sous la ceinture. La légende photo rappelle que “c’est Ford qui dessina la grille de calandre iconique de cet engin militaire”, assemblé par ses soins à plus de 270.000 exemplaires. Soit dix fois plus que Willys-Overland.
Le coup est particulièrement douloureux pour les millions de fanatiques qui s’étaient persuadés — à tort — que la fameuse calandre qui sert encore d’inspiration aux designers de chez Jeep était un coup de génie de Willys-Overland. Il n’en est rien. De surcroît, si c’est bien à l’initiative des ingénieurs de Ford que la grille à barreaux d’acier soudés des premières Willys MB et Ford GPW a été remplacée au début de l’année 1942 par une calandre en tôle emboutie, il faut rappeler que durant toute la Guerre, cet accessoire comptait neuf fentes. Alors que la calandre des Jeeps produites depuis 1946 n’en dénombre plus que sept.
La calandre à sept fentes fut brevetée par AM General avant Jeep, à son grand dépit
Au fait, sait-on bien pourquoi Jeep a pris l’habitude de percer de sept fentes la calandre de tous ses modèles, à quelques exceptions près ? “Sept fentes pour sept continents !”, aiment à entonner les férus d’histoire de la marque. L’image est belle et la théorie ma foi très séduisante mais elle manque de fondements crédibles. A en croire les historiens de l’automobile, rien dans les archives des nombreux constructeurs qui ont possédé tour à tour la marque Jeep ne permet d’affirmer qu’il s’agit là de la justification consciente de ce choix stylistique : pas davantage chez Willys-Overland ou Kaiser-Willys que chez Kaiser-Jeep, AM General, AMC, Renault ou bien Chrysler.
L’affirmation selon laquelle chacune des sept fentes symbolise l’une des sept divisions du groupe Fiat Chrysler Automobiles (Chrysler, Dodge, RAM, Jeep, Mopar, SRT, Fiat) ne tient pas davantage la route. D’une part, il manque quelques grands noms italiens dans cette énumération : Abarth, Alfa Romeo, Lancia, Maserati et Ferrari. D'autre part, le passage de neuf à sept fentes coïncide avec le lancement de la Jeep CJ-2A Universal en 1946. Bien avant, donc, que le constructeur italien ne songe à prendre le contrôle de l’américain.
Si la Willys adopte la calandre à sept fentes au lieu de neuf, c’est pour accommoder des phares plus encombrants
En poursuivant les recherches, on tombe sur des motivations plus terre-à-terre. Comme ses initiales l’indiquent (CJ pour Civilian Jeep), la Jeep CJ-2A Universal en 1946 se destinait aux applications civiles en temps de paix. Or, l’une des modifications indispensables à son homologation sur les routes américaines était l’adoption de projecteurs normalisés plus puissants que ceux de la version militaire. Leur diamètre plus conséquent a tout naturellement conduit les ingénieurs de la firme Willys-Overland à redessiner la tôle emboutie qui servait de calandre depuis le début de l’année 1942.
Là où l’éclairage de la Willys MB et de la Ford GPW presque identique se tenait en léger retrait de la tôle, afin d’échapper aux chocs, celui de la nouvelle Willys CJ-2A Universal s’autorisait un montage en applique, pour une meilleure visibilité. Par ailleurs, ses gros yeux globuleux débordaient sur les deux fentes les plus extrêmes, pour lui donner un regain de personnalité. Les stylistes de Kaiser-Willys surent développer et exploiter cette caractéristique sur la M38 de 1952 et sa déclinaison civile CJ-5.
Les télescopages de l’Histoire ne s’arrêtent pas à l’immense contribution de la Ford Motor Company à la mise-au-point et à la production de la première Jeep. Ainsi que le rappelle Jean-Gabriel Jeudy dans son ouvrage “Only in a Jeep : cinquante and d’histoire d’amour franco-américain” paru chez Massin en 1990, le repreneur de Willys-Overland après la Guerre, l’industriel Henry J. Kaiser qui avait fait fortune grâce aux Liberty Ships s’est ruiné en voulant assembler sa berline Henry J. dans l’immense usine de Willow Run. Laquelle lui avait été cédée par l’héritier Ford, lorsque l’assemblage des fameux bombardiers Liberator y avait pris fin. Mais ceci est une autre histoire.
July 27, 2020 at 11:01AM
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